Doctorat – Journal de bord – 28 mai 2022

Accompagnement musical :
Indus Bonze –
山怪 (The Ghost Stories of The Gorge)

J’ai décidé de débuter mon journal de bord avec un collage, ou réassemblage. C’est un médium vers lequel j’aime me tourner afin de connecter différentes idées et laisser un peu plus de place à mon inconscient.

Reassembly

This technique is visual in nature and uses fragments of found images in collages that are then reassembled into a complete work. The technique of decollage was used to disassemble images from their original state. Because collage originated from a Dada-inspired critique, it has remained a strategy of alterity, of otherness, for other marginalized groups as well. Today, it is a staple of political and outsider art such as zine culture. (Flanagan, 2009, p.157)

Ce collage est une tentative de connecter en une seule intention de recherche deux tendances qui divergent : soit me concentrer sur les tenants et aboutissants d’une pratique individuelle VS le potentiel du jeu vidéo à matérialiser les limites de la perception humaine.

Je me suis donné pour défi de créer un collage où seraient juxtaposés les concepts qui sous-tendent mon projet de thèse : les jeux vidéo, le bruit et le réalisme spéculatif. Comme je travaille seulement avec les images provenant de livres que les « esprits des friperies » mettent sur mon chemin, ça agit un peu comme forme de divination… Les formes plus ésotériques de l’étymologie du mot « citation » que catalogue Sarah E Truman :

Citation as a spell, a conjuring, a summoning: the word “cite’ comes the Latin citare ‘to summon, urge, call; put in sudden motion, call forward; excite’ (Online Etymology Dictionary) But what if those summoned don’t to be called? Could a textual reference resist the summoning? What if the cation is a ’diversity and inclusion” citation ? What if the author is tired, dead, or they don’t want to be mis-cited and used?

Citation as resource extraction (Yusoff, A Billion Black Anthropocenes): we do citations “resources and they are extracted from other texts, often violently.

Citation as a wormhole: connecting different space-times and worlds.

Citation as poltergeist: haunting the paper and haunting the citer. A absent presence. A promise. A debt. (2022, p.62)

La version numérique ne rend pas bien tous les détails et les textures, mais les images et la structure qui se sont imposées révèlent pour moi les tensions et les connexions entre les concepts. Le collage orbite autour d’une photo d’un homme, le sujet d’une expérience scientifique sur les effets du jeu vidéo sur le cerveau comme en témoigne les capteurs et les fils variés, jouant à Ms. Pac-Man (General Computer Corporation, 1982)[1]. Situé à droite, soit l’hémisphère du cerveau qui gère les aptitudes visuospatiales., j’ai choisi comme arrière-plan une photographie d’une cathédrale gothique qui représente d’une certaine façon l’édifice de l’industrie du jeu vidéo et son contrôle de son histoire (également pour faire ressortir la photo du joueur en contrastant avec une image en noir et blanc). Des images de tonnerre et de signaux électriques entre les neurones percent le toit de cette cathédrale, représentant peut-être le bruit qui affecte cette surface. Ces éléments agissent comme “manipulateurs de l’esprit”, cette critique que plusieurs penseurs du réalisme spéculatif reprochent à Kant qui, pour Nick Land, abdique devant Dieu :

Kant initiated the modern tradition of insidious theism by shielding God from theoretical investigation, whilst maintaining the moral necessity of his existence. God was exiled into a space of pure practical reason, simultaneously protected against intellectual transgression and underwriting moral law. (1992, p.60)

La partie gauche du collage se veut une représentation de l’hyper-chaos de Meillassoux et du noumène, la réalité en soi qui échappe à la perception humaine : « Meillassoux’s term for such a suspension or violation of natural law over time is “hyper-chaos,” “for which nothing is or would seem to be impossible, not even the unthinkable.” » (Peak, 2021, p.173). Pour paraphraser l’occultiste Aleister Crowley, As above so below, donc une photographie macro d’une veine humaine m’apparaissait on ne peut plus pertinent. En suspension, un crâne tentaculaire qui est, pour l’auteur weird China Miéville, agit comme mascotte de ce genre littéraire : “Weird-Hauntological monster is clearly a tentacled skull” (2009, p.124)

J’ai choisi d’ajouter cette fleur en bas à droite avec la légende qui l’accompagnait dans l’encyclopédie d’où elle est tirée afin d’illustrer les limitations de la perception humaine à percevoir certaines couleurs : « Seules les pellicules photo nous permettent de convertir la lumière ultraviolette en couleurs que l’homme peut voir. Les insectes peuvent quant à eux voir dans l’ultraviolet, et cette fleur leur apparaît donc ainsi. Les rayures des pétales guident les insectes vers le nectar de la fleur, au centre, d’où ils repartiront chargés de pollen ». Cette photographie m’évoque cette question de l’obsession technologique de la vision chez Donna Haraway (« Vision in this technological feast becomes unregulated gluttony » [1988, p.581]), cette pulsion humaine de vouloir capter la réalité – d’où le cerveau au centre de la fleur, ainsi qu’un centre de l’horloge. La question du temps, celle qui échapperait selon Gratton au réalisme spéculatif et à la philosophie en général :

The task of philosophy has for long been to turn us upward from time to the non-temporal, from the sensible to untimely laws beyond them, and thus we have an argument that to speak to the real is to speak to what is timely and work backwards from there—in the face of a future that may be monstrous. Such is a difficult thought—like building a house on a mudslide. Such a thought is not reflective of eternal becoming since such would be an idea of an eternal time that would not allow time to be other than its concept, to be finite and thus turn itself over into stasis and death. This time would not be correlationist, since like the future of extinction in Brassier, it cannot be made present to thought except through the indirection of the very writing of the discourses about it. This is my speculative gambit and unlike speculative realists returning to a certain platonism, time is on my side. (Gratton, 2014, p.216)

Ces deux cerveaux à gauche s’opposent à ceux à droite, où notre rapport perceptuel à la réalité affronte notre incompréhension de celle-ci.

Ce que je retire de l’exercice, autant la description du collage que de l’avoir exécuté, est la difficulté de documenter le processus de création. Des préoccupations esthétiques brouillent l’objectif de représentation, d’élucider une question – et c’est principalement cette tension qui m’apparaît difficile à documenter. Une captation du processus pourrait aider, mais m’apparaît alourdir plutôt que de rendre fluide la transcription des sélections créatives.

Cependant, j’entrevois un peu mieux comment le sujet d’une pratique personnelle se relie à celle des limites des perceptions humaines. Car justement, cette difficulté à documenter ce qui se passe activement dans l’acte de création agit comme une forme de limitation de la perception humaine. Il y a une part qui provient d’un extérieur qui se manifeste par l’acte de création : la sérendipité (clin d’œil à la séance de tutorat) du matériel qu’on trouve, le hasard des juxtapositions, la résistance du papier et de la colle, l’effet des couleurs juxtaposées une à l’autre, etc. J’y vois donc un filon à explorer par ce projet – la difficulté à définir une pratique personnelle dans l’acte de création en soi. Potentiel pour une mise en abyme, intégrer l’acte de créer dans la conception, ou même un feedback entre la création et la documentation de celle-ci qui serait, justement, générateur de bruit. Note : Je n’ai pas suffisamment lu sur la phénoménologie de l’acte créatif pour défendre ça adéquatement, mais ce serait quelque chose à creuser.

[1] Que ce soit ce jeu et pas un autre est on ne peut plus pertinent. D’un parce que le choix de féminiser Pac-Man venait du fait que la majorité des consommateurs du Pac-Man original aux arcades étaient des femmes (Worley, 1982, p.32), ce qui est contraire aux biais du joueur comme étant principalement masculin : « 60% female. 40 % male. Strong appeal to women accreditated to its non-violent theme » (1982, p.87). Deuxièmement parce que ce jeu est à la base un détournement et un piratage (Minotti, 2016)

Bibliographie :

Flanagan, M. (2013). Critical play: radical game design. MIT Press.

Gratton, P. (2014). Speculative realism: problems and prospects. Bloomsbury, Bloomsbury Academic, an imprint of Bloomsbury Publishing Plc.

Haraway, D. (1988). Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective. Feminist Studies, 14 (3), 575‑ 599. https://doi.org/10.2307/3178066

Land, N. (2002). The Thirst for Annihilation: Georges Bataille and Virulent Nihilism. http://public.ebookcentral.proquest.com/choice/publicfullrecord.aspx?p=166609

Miéville, C. (2009). M.R. James and the Quantum Vampire: Weird; Hauntological: Versus and/or and and/or or?. Dans Mackay R. (dir.) Collapse IV, Urbanomic, p.105-128

Peak, D. (2021). Horror of the Real: H.P. Lovecraft’s Old Ones and Contemporary Speculative Philosophy. Dans Rosen M. (dir.) Disease of the Head: Essays on the Horrors of Speculative Philosophy, Punctum Books, p.163-180.

Pocket Books (1982). How To Win Video Games. Pocket Books.

Truman, S. E. (2022). Feminist speculations and the practice of research-creation: writing pedagogies and intertextual affects.

Worley, J. (1982). Women Join the Arcade Revolution. Electronic Games (Vol.1, 3), p.30-33. https://archive.org/details/Electronic_Games_Volume_01_Number_03_1982-05_Reese_Communications_US/page/n31/mode/2up